En lien avec l'Institut Catholique de Paris et la Conférence des Évêques de France
carême : la violence (4)
Une des formes les plus violentes du sacrifice est celle des enfants, en particulier du fils aîné du roi , pratique assez courante dans les royaumes de Canan et alentour : « désespérant de pouvoir résister à un siège le roi de Moab prit son fils aîné qui devait régner après lui et l’immola sur le rempart » (2 R 3,27). Mais Dieu ne veut pas la mort de l’être humain ; la foi d’Abraham et son obéissance transforment l’image païenne du Dieu cruel en celle du Dieu de bonté qui veut la vie ; c’est ce qu’illustre l’épisode de la ligature d’Issac.
Rembrandt (1606-1669) le sacrifice d’Isaac, 1635, musée de l’Ermitage, saint Petersbourg
Rembrandt peint un moment décisif du livre de la Genèse : l’ange intervient au moment où Abraham tend la main. L’ange retient physiquement Abraham en saisissant son bras, au lieu de s’adresser à lui depuis les cieux comme cela est écrit.
Le talent de Rembrandt se manifeste par les jeux de lumière.
La tache lumineuse du torse d’Isaac est au premier plan. Le jeune homme, à demi-nu, est renversé sur le bûcher. Puis deuxième tache de lumière, ce couteau étonnamment suspendu dans l’espace, l’horreur de la scène est à son comble.
Isaac ne se débat pas, il s’abandonne et présente sa gorge . Il n’a plus de mains, plus de visage caché par la main d’Abraham.
Son corps abandonné rappelle les innocents victimes de la violence humaine. Il n’a plus d’yeux, plus d’accès à la lumière : il est déjà rentré dans les ténèbres « comme un agneau traîné à l’abattoir, il n’ouvre pas la bouche » (Is 53,7).
Le visage d’Abraham est aussi baigné de lumière, rendu blême par l’émotion. Sa main tannée par le soleil contraste avec la peau claire d’Isaac. Sa main puissante habituée à maintenir fermement les animaux, cache le visage de son fils, sans doute pour éviter son regard, pour dissimuler en partie l’horreur du sacrifice. On ne regarde pas celui qu’on tue.
Et voilà que tout bascule. L’ange arrive, apporte une nouvelle lumière. Sa main arrête le geste meurtrier du père et son regard est tourné vers le fils. Ses yeux expriment le rejet de toute violence.
Abraham le regarde, reste interrogateur, mais la lumière est en lui, il comprend que Dieu veut la vie. Sa main s’est ouverte, lâche le couteau qui devient inoffensif, ce n’est plus qu’une belle pièce d’orfèvrerie.
Quelle violence dans ce récit ! Abraham peut-il croire que Dieu demanderait des sacrifices humains ?
Une première rédaction du texte voulait dénoncer les fausses représentations de dieux cruels, et affirmer, dans la ligne des grands prophètes, Isaïe et Jérémie, que le Dieu d’Israël ne veut pas de sacrifices humains, il veut la vie et non la mort. Le chemin d’Abraham est alors celui d’une véritable conversion de sa conception de Dieu.
Le texte ensuite a pu être remanié et orienté différemment. Dieu met Abraham à l’épreuve, pour renforcer sa foi. Dieu demande le sacrifice de son fils, celui qu’il aime le plus, le fils né, contre toute espérance dans sa vieillesse. Dieu demande surtout à Abraham à renoncer à sa paternité humaine comme mainmise, pour tout recevoir de Lui. La tradition juive met alors l’accent sur l’obéissance d’Abraham et d’Isaac. Ils vont jusqu’au bout de la nuit. N’est-ce pas parce qu’ils ont au fond d’eux-mêmes la confiance inébranlable que Dieu ne veut pas la mort ? C’est ainsi que la tradition juive insistera sur la « ligature d’Isaac ». Isaac, dans son obéissance et sa foi, est prêt à remettre entièrement sa vie à Dieu.
La tradition chrétienne y voit une annonce de la foi de Jésus qui s’abandonne totalement aux mains du Père, … qui l’accueillera dans sa gloire.
Israël expérimentera plusieurs fois qu’il faut parfois traverser les pires épreuves en gardant l’espérance contre toutes les apparences, pour retrouver Dieu. Dieu qui a donné la vie ne peut la reprendre que pour la redonner en abondance. Dieu traverse la violence des hommes pour la convertir. Il est fidèle à sa promesse. Isaac aura une immense descendance.
Le texte biblique
Après ces événements, Dieu mit Abraham à l’épreuve. Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me voici ! »
Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va au pays de Moriah, et là tu l’offriras en holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. »
Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois pour l’holocauste, et se mit en route vers l’endroit que Dieu lui avait indiqué.
Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin.
Abraham dit à ses serviteurs : « Restez ici avec l’âne. Moi et le garçon nous irons jusque là-bas pour adorer, puis nous reviendrons vers vous. »
Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac ; il prit le feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble.
Isaac dit à son père Abraham : « Mon père ! – Eh bien, mon fils ? » Isaac reprit : « Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? »
Abraham répondit : « Dieu saura bien trouver l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Et ils s’en allaient tous les deux ensemble.
Ils arrivèrent à l’endroit que Dieu avait indiqué. Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois ; puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois.
Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils.
Mais l’ange du Seigneur l’appela du haut du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il répondit : « Me voici ! »
L’ange lui dit : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. »
Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson. Il alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils.
Abraham donna à ce lieu le nom de « Le-Seigneur-voit ». On l’appelle aujourd’hui : « Sur-le-mont-le-Seigneur-est-vu. »
Du ciel, l’ange du Seigneur appela une seconde fois Abraham.
Il déclara : « Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur : parce que tu as fait cela, parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique,
je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, et ta descendance occupera les places fortes de ses ennemis.
Puisque tu as écouté ma voix, toutes les nations de la terre s’adresseront l’une à l’autre la bénédiction par le nom de ta descendance. »
Gn 22,1-18
Commentaires
Prêtez l’oreille, vous qui vous êtes approchés de Dieu, vous qui vous estimez fidèles, et considérez attentivement comment la foi des croyants est mise à l’épreuve : Dieu, rapporte l’Écriture, mit Abraham à l’épreuve et lui dit : (…) « Prends ton fils bien-aimé, celui que tu chéris, Isaac, et offre-le-moi en holocauste (…) sur une des montagnes que je t’indiquerai. »
[…]
Ce fils sur qui reposent de grandes et merveilleuses promesses, (…) voilà qu’Abraham reçoit l’ordre de l’offrir en holocauste au Seigneur sur une montagne !
Que ressens-tu à cette injonction, Abraham ?
Quelles pensées se bousculent en ton cœur ! La voix de Dieu s’est fait entendre, elle scrute et éprouve ta foi. Que vas-tu lui répondre ? Que penses-tu ? Vas-tu reculer ? Sans doute tu dois retourner en ton cœur des réflexions de ce genre : « Si c’est en Isaac que la promesse m’a été faite, et si je l’offre en holocauste, il ne me restera rien à attendre de la promesse » ?
Ou bien peut-être affirmes-tu cette conviction : « Celui qui a promis ne peut absolument pas mentir ; quels que soient les événements, la promesse demeurera » ?
Vraiment, je me sens trop petit pour pouvoir sonder les pensées d’un aussi grand patriarche ; je ne puis connaître les réflexions suscitées en lui par la voix de Dieu qui venait le mettre à l’épreuve, ni saisir les mouvements de son âme lorsqu’il entendit l’ordre d’immoler son fils unique. Mais l’esprit des prophètes est soumis aux prophètes ; aussi l’apôtre Paul à qui l’Esprit avait révélé, comme je le crois, les pensées et les sentiments d’Abraham, a-t-il déclaré : Grâce à sa foi, Abraham n’hésita pas lorsqu’il offrit son fils unique sur qui reposaient les promesses, car il pensait que Dieu était assez puissant pour le ressusciter des morts.
Saint Paul nous fait ainsi connaître les pensées d’Abraham le croyant ; voilà donc, à propos d’Isaac, la première occasion où se manifesta la foi en la résurrection. Oui, Abraham espérait qu’Isaac ressusciterait, il croyait à la réalisation de ce qui n’était encore jamais arrivé. (…) Abraham savait qu’en lui se formait déjà la figure de la réalité à venir ; il savait que de sa postérité naîtrait le Christ, la vraie victime offerte pour le monde entier, celui qui triompherait de la mort par sa résurrection.
[…]
Abraham se leva donc de bon matin. De bon matin, précise l’Écriture, peut-être pour suggérer qu’un début de lumière brillait dans son cœur. Il sella son âne, prépara le bois et prit son fils.
Il ne délibère pas, n’hésite pas, il ne fait part à personne de sa décision, mais aussitôt il prend la route. Et il parvint au lieu que lui avait dit le Seigneur, le troisième jour. (…) Le troisième jour a toujours partie liée avec le mystère. C’est le troisième jour que le peuple sorti d’Égypte offre un sacrifice à Dieu pour être purifié. C’est le troisième jour surtout qu’eut lieu la résurrection du Seigneur. C’est dans le troisième jour que sont encore enfermés beaucoup d’autres mystères. 1 ?????
avec l’enfant. Je crois en effet de toute mon âme que Dieu est assez puissant pour le ressusciter des morts.
Origène Homélie 8, n°1 à 5.